Lire un extrait des Mémoires d'Outre-Rhin

mercredi 17 Août 1994

Berlin

Napoleon_in_Berlin

Napoléon et la Grande Armée défilant sous la porte de Brandebourg après l'écrasement de la Prusse et de la Saxe aux batailles d'Iéna et d'Auerstaedt en 1806.

 

La porte de Brandebourg a été érigée entre 1788 et 1791, selon les plans de Carl Gotthard Langhans. A l'époque de la RDA, la porte de Brandebourg était un symbole de la division de l'Allemagne. Quand l’Allemagne fut réunifiée, après la chute du mur de Berlin en novembre 1989, la porte de Brandebourg retrouva rapidement son statut de symbole de l’unité du nouveau Berlin. La porte de Brandebourg est surmontée par le Quadrige. Cette sculpture représentant la Déesse de la Victoire, par Johan Gottfried Schadow, a été dressée sur la porte en 1793. Entre 1806 à 1814, elle a été confisquée comme trophée en France, à l’époque de la rivalité militaire entre la France napoléonienne et la Prusse pour la domination impériale.


SOMMAIRE DU mercredi 17 AOÛT 1994

 

Berlin

 

Levés très tôt ; Christa et Jennifer retrouvées – marivaudage ;

Paul, un anglais, invité dans la voiture pour aller visiter le musée ;

Méditation ;

Léger accrochage entre Francine et une mégère ;

Retour à l’auberge – coup de téléphone à Paris ; Sortie après dîner ;

Jugement sévère sur les grossiers amusements nocturnes ;

A la Gemäldegalerie de Berlin :

   Maîtres allemands du XVI siècle : Baldung Grien, Dürer,

   Schöngauer, Cranach, Holbein le vieux et le jeune ;

   Maîtres flamands du XV siècle ; Van der Weyden, Van Eyck,

   Bouts, Memling,Fouquet ;

   Maîtres flamands du XVI siècle : David Metsys, Bruegel le

       vieux, Bosch ;

   Maîtres flamands du XVII siècle : Rubens, Van Dick ;

   Maîtres hollandais : Vermeer, Dou, Ruisdael, Rembrandt ;

       Zurbaran ;

   Ecole française : le Lorrain, Poussin, G. de la Tour, Elsheimer ;           

   Ecole italienne : Carrache, Canaletto, Tiepolo

   Quattrocento : Fra Angelico, Filippo Lippi, della Francesca,

       Botticelli;

   Quincento: Giorgione, Corrège, Raphaël, Tintoret, Titien,

      Véronèse.


mercredi 17 Août 1994

berlin

 

 

U

ne telle sobriété dans le coucher me permit de m’éveiller bien avant l’aube, le lendemain matin. Comme le décalage entre les évènements contés dans ce journal et l’actualité ne cessait d’augmenter, que je le regrettais, que j’espérais encore le combler et que l’auberge était plongée dans un profond silence, je voulus mettre à profit ce dernier avantage sans lequel toute tentative d’écriture est vaine. J’emportai donc mes documents au rez-de-chaussée, où je trouvai les gardiens éveillés qui terminaient le ménage du hall et que je saluai.

        Après quoi je m’installai sur une table basse, où le travail m’accapara deux heures durant, jusqu’à 6h30, sans autre interruption que celle d’aller ouvrir la porte à une troupe de jeunes gens qui semblaient avoir fêté toute la nuit et s’en revenaient mettre au lit. Je trouvai cela répugnant et d’une perte de temps incomparable. Mais il faut dire qu’ici la vie nocturne est encouragée par toutes sortes de cabarets et d’établissements de beuverie qui ne ferment leurs portes qu’au petit matin et que les clients rejoignent ou quittent grâce aux bus de nuit qui relaient les services diurnes réguliers rentrés au garage après minuit, si bien qu’on peut circuler sans interruption 24 heures sur 24.

        Aux premières lueurs du jour donc, qui s’annonçait radieux, je regagnai la chambre dans les mêmes sentiments qu’un prêtre après avoir dit sa messe : le monde peut bien s’écrouler, l’essentiel est sauvé. Je m’habillais et en terminais juste lorsque trois coups discrets furent frappés à la porte. C’était le signal convenu avec Madame, et je lui ouvris. Nous convînmes de nous retrouver dans les cinq minutes au réfectoire, dont les portes ouvraient dès 7 heures, et où les premiers arrivés, outre du choix complet des mets, pouvaient jouir d’une denrée, plus rare encore dans les communautés, qui est le calme avant l’arrivée en masse du grand nombre. Sans cette précaution, je n’eus jamais remarqué ce qui va suivre.

        J’entrai dans le réfectoire vers 7h15, y repérai Madame, déjà attablée parmi une vingtaine de convives éparpillés et m’apprêtai à la rejoindre quand, d’un coup d’œil circulaire dont j’ai coutume d’appréhender le voisinage, mon regard fut arrêté par deux silhouettes familières. C’est peu dire ma surprise lorsque je reconnus Christa et Jennifer, que nous savions avoir quitté Dresde pour Leipzig sans l’intention de monter à Berlin.

        -  C’est que, me dirent-elles lorsque je m’en fus approché et après les flatteries d’usage, nous n’avons pas trouvé Leipzig à la hauteur de nos espérances : nous sommes venues nous en dédommager ici.

        « A la bonne heure ! », faillis-je m’écrier en oubliant que j’étais marié. Cependant ce trait injurieux pour Madame me resta dans la gorge et n’eut d’autre éclat que celui de mes yeux, dont Christa s’amusa beaucoup en le remarquant. J’étais pour en mourir de honte quand un bon mot me mit à couvert de confusion en justifiant ce qui m’avait échappé.

        -  Jusqu’à quand restez-vous ? m’enquis-je prudemment et sans arrière pensée, car j’étais revenu de mes songes galants, tout à fait réveillé et sincèrement soucieux, soit de convier Madame à venir contrer sa rivale par sa présence, soit d’abréger l’affaire et rejoindre Madame, en tous cas décidé à ne plus la laisser seule un instant.

        -  Au plus tard demain, répondit Christa qui cherchait ma réaction, comme si l’intuition l’eut avertie que j’avais lâché l’appât et décelé l’hameçon.

        J’eus beau m’écrier que ce délai me semblait trop court, retourner mille compliments, faire mine d’espérer que le temps nous ménagerait une prochaine rencontre avant leur départ : on fit semblant d’y croire, jouâmes les dupes de nous-mêmes et nous nous quittâmes dans les meilleurs termes, quoique au fond la politesse et un étonnement extrême de ce qui venait d’arriver en couvrirent le vrai.

        Dès que je l’eus rejointe, je racontai le tout à Madame, qui s’en réjouit, mais d’une joie qui montrait bien ce qu’elle en pensait vraiment, c’est à dire qui n’alla pas jusqu’au déplacement que cette nouvelle aurait dû provoquer. On se goinfra, comme de coutume, pour tenir jusqu’au soir, préparâmes nos sandwichs avec une discrétion désormais consommée, et comme Madame, enceinte, mangeait pour deux, je finissais généralement le premier pour renouveler chaque matin nos réservations  auprès de la réception, dans le grand hall adjacent au réfectoire, après nous être donné rendez-vous à la voiture à une heure qui variait selon le programme de la journée.

 

                                                  

 

        Ce matin là devait nous voir réunis à 8h30 précises. Comme j’avais une demi-heure devant moi, je remontai dans ma chambre. J’y trouvai Paul sur le départ, mais quand je lui en demandai la destination il m’avoua qu’il l’ignorait encore car ses jambes douloureuses refusaient de le porter là où il l’avait d’abord souhaité. J’avais bien remarqué que ce dernier marchait péniblement en se chaussant d’énormes godillots d’allure très militaire, mais me trouvai loin de soupçonner ce qu’il me révéla bientôt : il sortait d’un grave accident de ski survenu pendant l’hiver au dessus de Nice, et qui lui avait cassé net les deux chevilles. L’évocation de ce carnage me fit frissonner d’horreur.

        Ma nature tourne vite à compatir aux malheurs d’autrui, surtout lorsque ceux-ci s’accompagnent du flegme admirable avec lequel Paul s’en accommodait. Le souvenir du vol dont il avait été victime, la veille, à l’aéroport, acheva de me convaincre de vouloir soulager le désarroi qu’il cachait avec peine malgré son silence.

Paul n’était pas britannique pour rien : tenace, discret, toujours décemment habillé et drôle jusque dans l’acharnement du sort qui l’accablait, il portait le cheveux court, brun et le pli au pantalon, malmené mais visible. Il me demanda où nous comptions nous rendre aujourd’hui. Il parlait au pluriel car il avait plusieurs fois surpris Madame dans notre chambre et conservait depuis l’habitude de frapper avant d’entrer : un vrai gentleman. Je lui répondis que toute l’ambition de notre voyage se résumait dans la visite des musées de Dahlem et que nous comptions l’assouvir ce jour même. Puis de lui en vanter le prestige et l’irréparable perte de ne s’y rendre point. L’exposé commença bientôt d’entamer l’ignorance qu’il avait du sujet et, comme j’insistais, finit par le chavirer tout à fait :

-  Et où se trouve cette merveille ? s’enquit Paul, que j’avais laissé un instant à ses réflexions pendant que je mettais la dernière main à boucler mes affaires.

        Je lui dis qu’on l’atteignait en allant vers Potsdam et que je m’en remettais aux cartes pour le détail.

        -  Et les transports en commun, continua Paul, pensez-vous qu’ils s’y rendent ?

        -  Quels transports en commun ? fis-je, piqué au vif. Venez avec nous, la voiture est assez grande pour trois !

        Voilà comment une alsacienne, un londonien et un parisien se trouvèrent réunis, dès 8h30, sur la Potsdamer Straβe, à la suivre et y guetter le moindre indice favorable à notre projet.

        Celui-ci finit par aboutir, mais dans un tout autre décor que celui dans lequel notre imagination avait placé un si prestigieux trésor. Loin du bruit, des immeubles et du monde, au beau milieu d’une pelouse entourée par des pavillons, sans autocars, sans hordes de curieux, ni le moindre tapage, on trouva un écrin tout neuf qui venait d’ouvrir ses portes et à moins de cent mètres d’une ruelle déserte où nous laissâmes la voiture si seule qu’on se demandait s’il n’y avait pas erreur. Nenni, mais on ne sut jamais quel enchantement nous préserva, ce jour là tout entier, des contreparties de la renommée : le musée fut à nous, et à quelques autres, jusqu’à la plus intime privauté aussi longtemps qu’un étourdi s’approchait trop près d’une œuvre : le malheureux s’en entendait rappelé à l’ordre par des gardiens, dont les moins arrogants accouraient affolés à vos côtés pour ne plus vous quitter d’un pas, et jusqu’à des impertinences incroyables, si bien qu’on ne se sentait rien moins obligé que d’échapper à son cerbère en allant voir ailleurs.

        Voilà pour les musées d’Allemagne en général. Celui-ci comptait la fine fleur d’entre eux, et même des connaisseurs, dont les compétences n’allaient pas sans un sourire, ni même dédaigner de vous éclairer sur telle ou telle œuvre de leur préférence. Tout alla donc fort bien jusqu’au déjeuner, et selon les rites désormais d’usage,  à savoir : chacun de son côté, à son rythme, parlant à soi-même et cousant ces nouveautés sur le canevas des souvenirs qui se présentaient, ou non, selon le degré d’attention de chacun. En tous cas je ne voulus jamais m’accommoder de ces bavardages sans fin dont on croit enrichir l’autre et qui ne font que l’étourdir et détourner de son propre ouvrage intérieur. Tant pis pour la moindre connaissance : le principal est la bonne et solide attention à son propre rêve, lequel ne se peut raconter, ni décrire, pendant une visite, ou bien par bribes et fort confusément, et toujours en des termes qui le dénaturent et n’en peuvent rendre l’éphémère magie. C’est un peu comme lorsque, en pleine nuit, une brusque alarme interrompt un rêve dont la signification vous apparaît dans les moindres détails parce que le demi-sommeil vous donne accès à une partie de vous-même, inaccessible pendant la pleine conscience : vous savez tout de votre rêve pendant moins d’une minute puis, à mesure que la raison s’en mêle, il se désagrège, vous passe entre les mailles de la mémoire, pour n’y laisser finalement que des bribes informes.

        Ce sont ces restes qui se racontent et se peuvent communiquer à autrui, mais ce ne sont pas les meilleurs morceaux et, souvent même, les mots vous manquent pour les décrire, attendu qu’ils échappent à l’effort d’attention et ne se peuvent saisir qu’à la dérobée. Quoiqu’ils nous pénètrent par les sens, les musées restent des enclos de rêve, dans lesquels l’esprit s’enferme avec lui-même pour accéder à une conscience très particulière, et que le bavardage détruit tout à fait. Comme un film ou un beau livre, on en parle après, éventuellement, et toujours maladroitement, mais jamais pendant. Mais revenons à la visite.

 

                                                  

 

        La pause de midi donna lieu à un incident bien indigne qu’on le consignât ici s’il n’avait été un indice révélateur de la merci à laquelle s’expose le voyageur vis à vis de ses hôtes étrangers. Nullement tous, heureusement.

        Rendus dans le hall du musée, côté Arnimalle, nous y souhaitions acquérir quelques reproductions d’œuvres, sous formes de cartes postales, qui est le procédé le plus usuel, ou d’affiches, qui nécessitent qu’on parlemente. Madame pencha pour les secondes et fit son choix de l’œuvre de Van Eyck, « La Vierge dans l’église », dont une copie se trouvait parmi des dizaines d’autres, exposées dans un énorme catalogue mis à la disposition des visiteurs, à quelques pas des comptoirs. L’œuvre réelle lui avait plu, celle-ci lui plaisait encore et il ne manquait plus qu’à l’acquérir pour s’en contenter pleinement. Madame se rend donc à la caisse et, dans son meilleur allemand, demande un exemplaire de l’œuvre en question. Les circonlocutions dont Madame est coutumière ne l’aidèrent pas à se faire comprendre, et la caissière, une grande rouquine un peu folle dont j’attendais le pire, s’en trouva bien marrie. Elle questionne un peu sauvagement ; Madame ne s’y prend guère mieux ; et les voilà toutes deux à se méprendre, au point qu’à la fin elle lui tend un papier en lui demandant d’y inscrire le numéro de l’œuvre choisie. Le ton était déjà sans ménagement d’une part, ni plus d’égards de l’autre. Madame revient vers moi, s’exécute et va tendre le papier à la mégère qui, dans son agitation, le prend du mauvais côté, y lit un numéro qui avait servi à la même opération mais pour un autre client et une autre œuvre, s’exécute et reçoit un nouveau refus. Voilà les deux au comble de la pâmoison et les gardiens tout autour, dont j’observais la manœuvre, à prendre garde de ne s’en point mêler, habitués, me semblait-il, aux inconséquences d’une illuminée. L’affaire était au bord du drame.        Je m’approche donc, et dis tout bas en français à Madame : «   Souriez, souriez à tous crins à cette pauvre fille ! », pendant que l’autre enfin reconnaît son erreur et lui tend, en tremblant, l’objet du litige. Madame en était outrée et répéta bien deux ou trois fois, rassurée qu’on l’ait disculpée :

        -  Je ne suis pas folle, tout de même ! Je ne suis pas folle !

        Quant aux gardiens, qui n’en pouvaient mais, ils eurent l’air de nous implorer des yeux qu’on oubliât l’incident et qu’on excusât ce que l’habitude leur aidait à endurer. Nous sortîmes la tête haute, et comblés d’avoir su maintenir les postures de la charité par des sourires invincibles et dont le tranchant est bien fin à qui n’en est dupe.

        Le butin fut emmené à la voiture, où nous déjeunâmes, sans y retrouver Paul, qu’une ultime discrétion avait éloigné, ni plus de touristes qu’à l’heure de notre arrivée, sinon ce peu qu’on retrouva plus tard autour des plus célèbres Rembrandt. La vue de ces beautés nous remplit d’aise jusque tard dans l’après-midi lorsque, vers 16h30, les gardiens nous invitèrent à regagner la sortie. On évita soigneusement d’approcher l’antre de cette folle dont le souvenir restait encore si vivant, quoiqu’il n’en fut plus jamais question entre nous, rôdâmes quelques minutes à travers les appartements réservés aux sculptures médiévales, parmi lesquelles « les quatre Evangélistes » de Tilman Riemenschneider, regagnâmes le hall côté Landstraβe, furetâmes en vain dans la librairie, réclamâmes nos affaires à la consigne, réglâmes de quelques pfennigs les petits guides destinés à illustrer ce journal – dont Madame s’étonna fort de l’aumône toute facultative que j’y laissai – puis allâmes nous écrouler dans la voiture, qui recueillit nos soupirs d’agonie. A 18 heures, tout était fini : nous avions regagné l’auberge et nos lits, pour ne les plus quitter jusqu’au dîner, prévu à 19 heures.