Lire un extrait du tome 2

 

 

 

 

 

 

 

L’ADAMIADE

CHANT QUATORZIEME

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


SOMMAIRE DU CHANT QUATORZIEME

          LE COMPLOT

 

A

u matin, Adam s’endort enfin et s’élance vers Eve en pensée. L’ange Charitas, comme il l’avait promis, se révèle à l’Homme et chasse ses mauvaises pensées. Première admonestation. Adam s’exprime au « Je ». Après de sévères reproches, Charitas prend Adam en pitié et va l’aider. Ballade de la Charité. Apaisement d’Adam. Seconde admonestation de Charitas, qui lui redonne espoir. Rondeau de la Charité. Une écharde dans ma chair. « Ma Grâce te suffit ! ». Charitas retourne auprès de l’Eternel en laissant à Adam l’Espérance. Adam rejoint la cérémonie autour du tombeau d’Adamas. Le complot se trame. Ixhis est chargé de protéger Adam par Abylose, qui l’épousera s’il y réussit. Adresse au lecteur. Les conjuré prêts à frapper. Roboam savoure ces derniers instants et retarde l’ordre. Réflexions d’Adam, qui s’abandonne à son sort. Soudain Eve se montre parmi eux. Stupéfaction générale. Son attention discrète vers sa rivale Abylose. La découverte du pouvoirs de ses charmes, qui arrêtent les conjurés, excepté Roboam. Adam s’adresse à Eve. Embarras mutuel. Eve demande à être conduite sur le tombeau d’Adamas en compagnie d’Adam. Roboam songe à éliminer ensemble le couple Humain. L’arme est prête. Soudain, la voix du mort Adamas l’arrête et un éclair foudroie Roboam. La voix d’Adamas annonce la mort d’Aristol. Consternation de l’assemblée. Force d’âme d’Abylose, qui désigne Ixhis comme son futur époux. Opposition brutale de Chokotan et son clan, qui se retranchent sur Acremont. La nuit interrompt les hostilités. Deux champions s’affronteront en combat singulier : Ixhis contre Chokotan. Les deux clans autour d’eux. Mépris de Chokotan pour son frêle adversaire. Ixhis invoque le Dieu d’Adam. Son adresse à éviter les fougueux assauts de son adversaire. Ixhis sur le point de succomber. Le bouclier invisible de l’ange Brière détourne un coup imparable. Fureur redoublée de Chokotan. Brière éblouit Chokotan. Ixhis se dégage et épargne Chokotan, qui en profite pour une nouvelle traîtrise. Victoire d’Ixhis. Faiblesse d’Abylose pour Adam. Animosité d’Abylose envers Eve. Eve admire le courage d’Ixhis et déplore qu’Adam n’en fit autant pour elle. Abylose décide de quitter Acremont. Le silence revient sur Acremont.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 L’ADAMIADE

 

 

 

CHANT QUATORZIEME

 

 

          Mais déjà, sur son char, s’avance le Matin.

A l’Orient, des cieux sa lumière dévoile

Un côté et fait fuir, par centaines, l’étoile.

          Déjà, dans la vallée, le réveil a sonné ;

Par leurs chants les oiseaux lèvent leur maisonnée ;

Du fleuve encor transi, une brume s’élève,

Qui lui donne l’aspect du mystère et du rêve.

 

          Adam, qui a veillé presque la nuit entière,

Inexorablement referme les paupières.

Son ultime pensée, comme à l’accoutumé,

S’est vers Eve élancée. Il voit sa bien-aimée,

Impitoyable, hélas ! à ses vœux, accourir

A sa voix et, vers lui, prodiguer un sourire.

          Son allure et sa voix, qui n’ont pas leur pareil,

Ennoblissent sa vue et charment son oreille :


 

A l’entendre, à la voir, quelle est son allégresse !

De son âme la Femme est comme la déesse.

          Mais bientôt, sa pensée recouvre un autre aspect.

La Femme a disparu et lui ôte la paix :

« Où es-tu, désormais, O fantôme adoré ?

« Reviens ! » Mais de sa voix l’écho reste ignoré.

 

Désolation, Fureur, ont, d’un commun accord,

Du rêveur envahi les membres. C’est alors

Qu’apparaît Charitas, ainsi qu’il l’a promis

La veille au chevet d’Eve, et lui dit : « Mon ami,

          Les doutes, les soupçons, par ton ire agités,

          M’offensent ! », puis se tait : ainsi la Charité

Sa révéla à l’Homme. Elle avait déployé

Toute la panoplie par son art employé :

          Douceur, Cordialité, Patience, Abnégation,

Mais des yeux flamboyants trahissaient sa passion ;

Elle avait le teint vif ; de sa gorge d’albâtre

Ployaient six ailes bleues qui continuaient à battre.

          Quand l’ange autour d’Adam eut jeté un regard

Bref et perçant, ses soins furent attirés par

Deux ombres choisies dans la plus nuisible espèce,

Et qui fuyaient alors avec la Nuit épaisse :

C’étaient la Jalousie et sa Compagne Impure.

Les voyant, Charitas s’écrie à l’imposture :

 

-        Qui, me demanda t’elle avec autorité,

Permit à leur ardeur tant de témérité ?

Sous couvert d’approcher au chevet d’un malade,

De le guérir grâce à leur misérable aubade,

Elles n’en font qu’accroître la démangeaison

Par la perfide ruse et par mille poisons.

     Ce sont elles qui, sous leur stérile buisson,

Etouffent de l’Amour la féconde moisson ;

Elles qui, du patient affaibli, encouragent

Les penchant et, partant, lui causent grand dommage :

     Loin de la délivrer, ces ombres bien vilaines

A leurs poisons nocifs habituent l’âme humaine,

Et c’est tout doucement, sans s’en apercevoir,

Que glisse la victime en leur secret pouvoir.

     Encor si leur dessein, pour le moins exécrable,

S’exerçait sur la bête, O combien misérable !

Livrée au seul instinct qu’oyent ces créatures :

Soit ! je leur laisserais l’animal en pâture.

     Mais Toi ! Homme, nourri de Dieu par l’Esprit-Saint,

Tu ne peux les laisser pénétrer en ton sein ! »

 

Elle dit, puis, vers ceux qui fuyaient, ajouta :

-        Retournez, Je le veux, dans vos maudits Etats.

 

En mon âme écoutant ce que l’ange avait dit,

Honteux, je regardai vers le sol, interdit.

C’était pour mieux cacher de mes yeux la rougeur.

          Ainsi, un long moment, je méditai, songeur,

Attendant, sans bouger, ce que l’ange allait faire.

Alors il approcha, comme fait une mère

Quand son fils immobile est par la maladie

Retenu, déplora mon état, puis me dit :

 

-        Te voilà donc, O Toi, que le Ciel a Lui-même

Enfanté, puis nourri ! Ta déchéance extrême

A forcé ma pitié : en regardant ton âme,

On ne peut qu’exécrer ce qu’en a fait la Femme !

     Est-ce là, en effet, l’Homme qui autrefois

Soumettait sans effort son esprit à Mes lois ;

Qui, vivant sur la Terre en parfait équilibre

Entre l’âme et les sens asservis, régnait libre ?

     Un seul regard alors et son intelligence

De l’Univers entier possédait la Science,

Nommait chaque soleil, baptisait chaque étoile,

A mesure que Dieu en soulevait le voile ;

     La mer n’avait pour lui aucun secret ; l’abysse[i],

Malgré l’obscurité couvrant ses précipices,

A lui seul révélait de ses biens maritimes

La richesse infinie, ses fonds les plus intimes ;

     Non seulement la mer, mais le Jour et la Nuit :

De tout cela l’Esprit Paraclet l’a instruit.

Seules la Vie, la Mort, en ces lieux solitaires,

Avaient gardé pour l’Homme un insouciant mystère.

     Mais le voilà prostré. A le voir, on dirait

Qu’il a pour ce jardin perdu tout intérêt :

L’œil est fixe et la voix, qu’il avait très fluette,

Pour adorer son Dieu, reste grave ou muette.

     Qu’a t’il fait aujourd’hui de son insouciance ?

En a t’il seulement conservé la confiance ?

Mais l’heure, avertit-elle, à mon soulagement,

Devra être employé à calmer ces tourments. »

 

Alors, fixant sur moi son attention entière :

 

-        Es-tu celui dont Dieu a fourni la matière

Puis, d’un souffle divin, animé les paupières ? »

 

Consterné, mon visage imitait de la pierre

L’apparence, mais elle : « Aurais-tu, par hasard,

Dilapidé ton bien ? Ah, tu n’es pas bavard !

Parle ! Qu’as-tu donc fait des divins aliments

Où ton âme puisait courage ? Assurément,

Pour leur haute vertu ta valeur n’est plus faite.

     Mon nom, t’en souviens-tu ? Allez, parle, Prophète !

La honte, la torpeur, ou quelque autre poison,

Je le vois, ont trahi ta débile raison. »

 

Moi, je ne disais mot et je baissais la tête.

Mais elle, impitoyable, appuyait son enquête,

Et j’allais succomber, sans vie, n’en doutons pas,

Lorsqu’elle prit enfin pitié de mon état.

          Elle approche bientôt la main de mon visage

De larmes inondé, puis me tient ce langage :

 

-        Ce malade, à coup sûr, est de paralysie

Frappé, et qui plus est, l’hystérique Amnésie

Abuse son esprit. Il ne sait plus lui-même

Quel il est, depuis que celle que son cœur aime,

Il est vrai sans retour, ni raison, le délaisse.

     C’est grand pitié qu’Amour à ce point le rabaisse,

Mais si l’Homme le veut à des vues moins amères

Ramener, il devra mieux écouter la mère

Que je suis. Aidons-le ! Malgré sa trahison,

Portons-lui le remède, hâtons sa guérison. »

 

Ayant dit, elle pose un doigt sur ma paupière,

Qui du Ciel, tout à coup, retrouve la lumière.

          Enfin, je reconnais, dans sa pure clarté,

L’Ange qui de Jahvé était la Charité,

Celle qui des Vertus portait le droit d’aînesse

Et que j’avais tété dans ma tendre jeunesse.

 

-        Que faîtes-Vous, O Mère, ici, dans cet asile,

Mandai-je. Venez-Vous partager mon exil,

Ou du Ciel venez-Vous m’apporter le message

Qu’Adam sur cette Terre achève son passage ?

-        De cela je n’ai point reçu, répondit-elle,

Ordre, quoique ton sort malheureux m’interpelle.

Quoi ! Aux amers combats dont Adam est la cible,

L’Ange et le Tout-Puissant resteraient insensibles ?

     Allons ! La Charité eut à vaincre, en son temps,

Elle aussi l’influence instaurée par Satan,

Et ce n’est pas sans heurts, sans doutes, ni sursauts,

Qu’elle en a pu alors repousser les assauts.

     Mais si la Charité vient jusqu’à ton parvis

Ce matin, c’est pour mieux t’en donner son avis :

     Cette Eve, ce bijou d’inestimable prix,

Dont Adam, me dis-tu, pour toujours est épris :

Quand tes yeux lui lançaient leurs amoureux discours,

Osas-tu seulement bien lui parler d’Amour ? »

 

Tout penaud de l’entendre évoquer ma défaite,

Une nouvelle fois je dus baisser la tête :

 

-        N…, n…, non » , ânonnai-je, en rougissant encore.

Que dire ? Assurément mon courage avait tord.

Il croyait, cependant, qu’à l’aspect de ma voix

Un ange soutenait ses efforts : « Par la foi,

Que j’avais grande alors, à briser les montagnes,

Ceci n’a pas suffit à charmer ma compagne ;

Cadeaux distribués en amoureuse aumône,

Mystères dévoilés à ma fière amazone :

Rien n’y fit. A mon cœur pourrais-tu expliquer

Ce qu’encore il lui manque ? »

Et l’ange a répliqué :


 

Ballade[ii] de la Charité

 

-   Homme, tu auras beau parler toutes les langues,

Du Ciel et de la Terre assembler les discours ;

A ton amie sans cœur prononcer des harangues

Où se mêlent Honneur, Foi, Probité, Amour :

Ombres que tout cela, fumées, qu’en ce séjour

Dispense ta pensée car, écoute-moi bien :

Si fort[iii] ne me possède, alors Adam n’est rien.

 

Du fécond Univers, échappé du Big-Bang[iv],

Et dont l’écho[v] se perd au lointain, sans retour,

Pourrais-tu dévoiler le mystère ? à sa gangue

Extirper le secret qui ce monde parcourt ?

Inutiles efforts auxquels l’Homme a recours

Car, en sa tentative à tendre vers le Bien,

Si fort ne me possède, alors Adam n’est rien.

 

Ta belle amie réclame un délai et tu tangues,

Désespères, voudrais, pour lui faire ta cour,

Tes biens distribuer et d’une voix exsangue

Lui dire que sans elle importuns sont tes jours.

Mais la belle est passée sans te porter secours :

« Cruelle ! » as-tu lancé d’un ton épicurien,

« Si je ne te possède, alors Adam n’est rien ! »

 

 

 

L’Envoi[vi]

 

O premiers des Humains, par Cupidon menés

Aveuglément dans leur cruelle randonnée,

Moi, qui de Jéhovah regarde face à face

La splendeur, Charité, par vous abandonnée,

Sa ballade vous tend pour que grand bien vous fasse. »

 

 

Moi, émerveillé par ce que l’ange avait fait,

De sa voix descendus j’admirais les effets,

Regrettant seulement qu’un semblable langage

Ne fut, chez les Humains, d’un plus commun usage.

 

          Elle avait, par ses soins, apaisé mon délire

Et, tenant dans sa main une petite lyre,

Chaque fois que vers moi descendait sa parole,

Les sons les plus divins y prenaient leur envol.

Ses yeux même avaient pris un éclat plus paisible 

Et semblaient désormais contempler l’invisible.

          Son aspect guerrier, à mon aplomb fatal,

Disparut et, bientôt, la voilà qui étale

D’un sourire incertain le charme aventureux,

Comme pour s’excuser et dire : « Valeureux

Subordonné d’Amour, qui boit à sa fontaine

Une eau toujours fuyante et toujours trop lointaine,

Tantale[vii] insatisfait des humeurs de ta belle :

Jusques à quand dois-tu ignorer mon appel ?

Jusques à quand, leurré par l’attrait passager

Des biens parmi lesquels tu dois vivre étranger,

Vas-tu de Jéhovah oublier la puissance

Et à tes seuls desseins accorder confiance ?

     Aveugle ! Comprends-tu ce que vient de te dire

La Sagesse éternelle ou faut-il t’interdire

L’accès de ce bosquet où un dieu renégat

Nargue du Tout-Puissant les célestes soldats ? »

 

Elle dit, mais Adam, par sa voix offusqué,

Immobile, à ses pieds nus, reste interloqué :

 

-        Je vois, reprend alors, après ce court silence,

Celle qui de mon sort méditait la sentence,

« Tu redoutes de moi un arrêt qui s’avère

Trop cruel, comparable aux rigueurs de l’hiver ;

Ma justice n’a pas tant de sévérité :

Qu’Adam ne craigne pas car, de la Charité,

Sache, dès à présent, que la peine est légère,

Et que le cœur d’Adam, qui bat pour sa bergère,

En recevra bientôt un très plaisant hommage… »

 

A ces mots mon espoir veut en ouïr davantage.

Je relève la tête et voulait m’adresser

A celle dont l’allure et l’art intéressé

Ont soudain ranimé mon cœur anéanti,

Quand vers moi l’Etrangère a cette répartie :

 

-        Ce mal qui te poursuit et réclame mon aide,

Sois attentif, écoute, en voici le remède :


 

Rondeau[viii] de la  Charité

-        Paroles inspirées ne durent pas toujours ;

Science est imparfaite ici-bas ; Réconfort

Visite rarement ces lieux lointains, mais ores[ix] :

Charité réjouit la maladie d’Amour.

 

Non, par Dieu, ce qui suit n’est pas un vain discours !

D’une année écoulée, il n’est pas une aurore

Où, patiente, enjouée, cordiale en mon abord,

Je n’aie cherché d’Honneur à prendre les atours ;

 

Paroles inspirées …

 

La Jalousie, jamais, en mon cœur n’élabore

Ses projets, ni Orgueil n’y vient battre tambour ;

La Colère ? inconnue de mon humble séjour,

J’en évite avec soin l’inconvénient transport ;

 

Paroles inspirées…

 

Les vilains procédés, ma bonté les ignore ;

De mon seul intérêt je connais les détours,

Et cependant mon cœur sait en rompre le cours

Car de la Charité Justice est le support :

 

Paroles inspirées…

 

 

La Charité à tous apporte son secours ;

Des bons et des méchants elle oublie tous les tords,

Et trahie de nouveau elle pardonne encore :

Voilà comment l’Esprit sait montrer sa bravoure ;

 

Paroles inspirées…

 

Qui suis-je ? à écouter cet étrange rapport

Auquel il vaudrait mieux, te dis-tu, rester sourd.

Du Paraclet je suis le Fruit qui, tour à tour,

Conforte ou déconfit l’épris du ‘Fine Amor[x] :

 

Paroles inspirées…

 

Non, rien de ce qui peut d’Eve hâter le retour

N’est par moi ignoré : je serai ton mentor[xi] ;

Suis-moi, et si tu veux en retrouver l’abord,

Chasse de tes pensées le feu qui les parcourt :

 

Paroles inspirées…

 

 

 

 

 


 

Enfin l’ange se tait, mais son discours encore

Dans l’esprit stupéfait de l’homme s’incorpore,

Et insinue partout la parole divine,

Où la vertu d’Adam trouve son origine.

Le voilà qui bientôt retrouve contenance,

Sourit, mais sa douleur aussitôt recommence.

          La feinte à notre ancêtre était chose étrangère.

D’une faute cacher l’ombre, même légère,

Relevait d’un délit difficile à commettre,

Que l’ange, en éprouvant Adam, croit reconnaître.

          Qu’allais-tu étrenner, O Vierge tutélaire !

La Charité toujours est lente à la colère ;

Tu l’as dit, souviens-t’en : la parole, en effet,

Est aisée si son vol n’aboutit à un fait.

 

          L’ange retient le glaive accroché à sa hanche,

Tandis qu’Adam, penaud, vers la terre se penche :

D’un aveux, qu’il voudrait arracher à son âme,

Il éprouve à l’instant et la glace et la flamme.

          Il veut et ne veut pas : O combien Embarras

L’enlace et le retient en ses multiples bras.

Enfin de son geôlier il se montre vainqueur,

Et l’aveu qu’il craignait s’échappe de son cœur :

 

-        Dieu, dit-il en effet à sa changeante hôtesse,

(Est-ce pour condamner ou hâter ma faiblesse ?)

Dans ma chair a placé une écharde, et son trait

Du pur amour humain m’éloigne et me soustrait.

Par trois fois j’ai prié le Seigneur qui t’envoie :

En vain j’ai attendu ses secours. »[xii]

 

                                                                     A ma voix,

Qui de honte abreuvée, retournait au silence,

La Charité me fit entendre sa sentence :

 

-        Ma Grâce te suffi[xiii]t, telle est de Jéhovah

La réponse à ton cri. Maintenant, homme, va,

Va d’Amour supporter l’emprise et les outrages :

A ce prix l’Homme d’Eve emportera l’hommage. »

 

Ayant dit, Charitas a déployé son aile

Et retourne à présent auprès de l’Eternel.

          Il a soin, du Soleil, qui brille dans l’espace,

(Car c’est lui qui voila tout à l’heure sa face)

D’éviter les rayons sur son itinéraire,

Puis, bientôt, Charitas a disparu.

 



[i] Le terme abysse désigne l'ensemble des zones d'un océan situées en dessous de la thermocline, à partir de 200 mètres ou plus. Comme les caractéristiques environnementales sont partout les mêmes, on parle toujours des abysses au pluriel, du grec άβυσσος (ábyssos) signifiant « sans fond » (dans les temps anciens, on croyait que l'océan était sans fond). Aussi appelés grands fonds océaniques ou grandes profondeurs, les abysses occupent les deux tiers de la planète terre et représentent le plus grand habitat de la planète.

[ii] Par son étymologie (ancien provençal ballada), la ballade est, comme le rondeau, une des formes lyriques associées à la danse. La structure la plus typique, qui l'a fait ranger parmi les formes fixes, comporte trois strophes sur les mêmes rimes terminées par un refrain, et un envoi comptant la moitié des vers de la strophe et reprenant les rimes finales et le refrain. L'idéal recherché est la strophe « carrée », où le nombre de vers par strophe est égal au nombre de syllabes par vers avec, comme perfection supplémentaire, la variation sémantique ou fonctionnelle que représente un refrain aux termes identiques (Charles d'Orléans et Villon en offrent d'excellents exemples). Cette structure est toutefois le produit d'une évolution et elle est traitée avec beaucoup de souplesse. La ballade ne se distingue nettement du virelai qu'à partir du XIIe siècle, pour acquérir sa physionomie propre au xive, notamment avec Guillaume de Machaut. À cette époque, l'envoi, généralement adressé à un prince (réel, ou à un bourgeois présidant un puy), est encore facultatif : même Eustache Deschamps (1346-1406), le producteur le plus fécond (plus de 1 000 ballades), ne se plie pas toujours à cette contrainte. La souplesse réside dans la variété des strophes et des mètres : ainsi les strophes peuvent être iso- ou hétérométriques (surtout au xive s., avec des vers de 4 à 10 syllabes) et d'une longueur variable (de 6 à 14 vers), comme l'envoi. Le refrain lui-même, constitué le plus souvent d'un vers, accueille des différences d'expression. D'abord chantée (Machaut), la ballade perdra progressivement son accompagnement musical (Deschamps), ce qui favorisera son épanouissement rhétorique et thématique. Les problématiques prises en charge par les auteurs sont très diverses : c'est d'abord la vie sentimentale, traitée dans la tradition courtoise, qui prime, mais, surtout grâce à Deschamps, et avec la distinction entre ballades amoureuses et ballades de moralité, interviennent de surcroît la vie […]

[iii] Fort : bien, en ancien français.

[iv] Le Big Bang est un modèle cosmologique utilisé par les scientifiques pour décrire l'origine et l'évolution de l'univers. Il a été initialement proposé en 1927 par le chanoine catholique belge Georges Lemaître, qui décrivait dans les grandes lignes l’expansion de l’Univers, avant que celle-ci soit mise en évidence par Edwin Hubble en 1929. Ce modèle a été désigné pour la première fois sous le terme ironique de « Big Bang » lors d’une émission de la BBC, The Nature of Things (littéralement « La nature des choses » - dont le texte fut publié en 1950), par le physicien anglais Fred Hoyle, qui lui-même préférait les modèles d'état stationnaire.

De façon générale, le terme « Big Bang » est associé à toutes les théories qui décrivent notre Univers comme issu d'une dilatation rapide qui fait penser (abusivement) à une explosion, et est également le nom associé à cette époque dense et chaude qu’a connu l’Univers il y a 13,82 milliards d’années « avec une marge d'erreur de 1 % » sans que cela préjuge de l’existence d’un « instant initial » ou d’un commencement à son histoire.

Le concept général du Big Bang, à savoir que l’Univers est en expansion et a été plus dense et plus chaud par le passé, doit sans doute être attribué au russe Alexandre Friedmann, qui l'avait proposé en 1922, cinq ans avant Lemaître. Son assise ne fut cependant établie qu’en 1965 avec la découverte du fond diffus cosmologique, l'« éclat disparu de la formation des mondes », selon les termes de Georges Lemaître, qui attesta de façon définitive la réalité de l’époque dense et chaude de l’Univers primordial. Notons au passage qu'Albert Einstein, en mettant au point la relativité générale, aurait pu déduire l'expansion de l'Univers, mais a préféré modifier ses équations en y ajoutant sa constante cosmologique, car il était persuadé que l'Univers devait être statique.

[v] Le fond diffus cosmologique est le nom donné au rayonnement électromagnétique issu, selon le modèle standard de la cosmologie, de l'époque dense et chaude qu'a connue l'Univers par le passé, le Big Bang. Bien qu'issu d'une époque très chaude, ce rayonnement a été dilué et refroidi par l'expansion de l'Univers et possède désormais une température très basse de 2,728 K (-270,424 °C). Le domaine de longueur d'onde dans lequel il se situe est celui des micro-ondes, entre l'infrarouge et les ondes radio. Plus précisément, les longueurs d'onde et fréquence typiques du rayonnement sont respectivement 3 mm et 100 GHz.

Le fond diffus cosmologique est une conséquence des scénarios des théories de Big Bang et son existence a été prédite dans ce cadre-là. Sa prédiction remonte à la fin des années 1940, par Ralph Alpher, Robert Herman et George Gamow. Sa découverte, quelque peu fortuite, a été l'œuvre de deux chercheurs des laboratoires de Bell, Arno Allan Penzias et Robert Woodrow Wilson, en 1964. Tous deux ont été récompensés du Prix Nobel de physique en 1978.

En 2010, le fond diffus cosmologique est un sujet de recherche extrêmement actif du fait qu'il donne un aperçu de l'Univers tel qu'il était très peu de temps après le Big Bang (environ 380 000 ans plus tard). En particulier, ce rayonnement présente d'infimes variations de température et d'intensité selon la direction, qui permettent d'obtenir quantité d'informations sur l'Univers jeune et sur son contenu actuel. Les premières fluctuations de température du fond diffus cosmologique ont été mises en évidence par le satellite artificiel Cosmic Background Explorer en 1992 et ont valu au responsable de l'instrument ayant permis cette découverte, George Fitzgerald Smoot le Prix Nobel de physique 2006, qu'il partagea avec le responsable d'un autre instrument du satellite, John C. Mather. Ce faible rayonnement est aussi connu sous le nom de « rayonnement fossile » ou « rayonnement à 3 K » (en référence à sa température).

[vi] Un envoi est un petit couplet final, destiné à faire hommage d’une pièce de vers, particulièrement de la ballade et du chant royal. Au XIVe siècle, la poésie française est passée de la chanson au texte écrit. Utilisant, à l’origine, un refrain, la ballade qui a évolué pour inclure un envoi tandis que le chant royal a utilisé celui-ci dès ses débuts.

Les principaux représentants de ces formes étaient Christine de Pisan et Charles d'Orléans, dans l’œuvre desquels l’envoi a sensiblement changé de nature. Ils ont de temps en temps maintenu l’invocation au prince ou aux entités abstraites telles que l’espoir ou l’amour comme code désignant une figure d’autorité à qui le protagoniste du poème pourrait en appeler ou, dans les quelques poésies de Charles d’Orléans, s’adresser à la royauté. L’envoi a néanmoins, plus fréquemment servi, dans leur œuvre, de commentaire sur les strophes précédentes, qui renforce ou sape avec ironie le message du poème. Dans la ballade, l’envoi était égal à la moitié des autres couplets, et répétait, en général, les rimes de leur seconde partie, y compris leur commun refrain. Voici, par exemple, la Ballade des Dames du temps jadis, de François VILLON   (1431-?)

           

Dites-moi où, n'en quel pays,
Est Flora la belle Romaine,
Archipiades, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine,
Echo, parlant quant bruit on mène
Dessus rivière ou sur étang,
Qui beauté eut trop plus qu'humaine ?
Mais où sont les neiges d'antan ?

 

Où est la très sage Héloïs,
Pour qui fut châtré et puis moine
Pierre Esbaillart à Saint-Denis ?
Pour son amour eut cette essoine.
Semblablement, où est la roine
Qui commanda que Buridan
Fût jeté en un sac en Seine ?
Mais où sont les neiges d'antan ?

 

La roine Blanche comme un lis
Qui chantait à voix de sirène,
Berthe au grand pied, Bietrix, Aliz,
Haramburgis qui tint le Maine,
Et Jeanne, la bonne Lorraine
Qu'Anglais brûlèrent à Rouen ;
Où sont-ils, où, Vierge souvraine ?
Mais où sont les neiges d'antan ?

 

Envoi :            Prince, n'enquerrez de semaine
Où elles sont, ni de cet an,
Que ce refrain ne vous remaine :
Mais où sont les neiges d'antan ?

 

[vii] Dans la mythologie grecque, Tantale (en grec ancien Τάνταλος / Tántalos, le rapprochement avec τάλας / tálas, « malheureux », est une étymologie populaire) est un mortel, fils de Zeus et de la nymphe Plouto, et roi de Phrygie ou de Lydie. Il est l'époux de Dioné, fille d'Atlas, et le père de Pélops, de Niobé, et de Brotéas.

Selon Pausanias, lorsque le tueur Pandarée vint lui remettre le chien d'or sacré volé dans le temple de Zeus en Crète, Tantale nia le posséder puis refusa de le rendre à Hermès. Les dieux honorèrent son amitié et ils le reçurent à leur table divine où il put voir leur nourriture. Selon Pindare, il aurait volé de l'ambroisie pour donner ce mets divin aux mortels. Les dieux le punirent en lui interdisant de revenir à l'Olympe, ce qui l'offensa gravement. Pour se venger, Tantale invita les dieux à un banquet prétendument pour se faire pardonner ce qui était en fait un prétexte. En effet, il leur servit en ragoût son propre fils Pélops. Bien que les dieux eussent tout de suite vu qu'il s'agissait de viande humaine, Déméter, perturbée par la perte de sa fille, aurait quand même consommé un bout d'épaule. Zeus aurait ordonné à Hermès de ramener l'enfant des enfers pour prendre la place de son père et de remplacer son épaule par un bout d'ivoire. Les dieux, offusqués, condamnèrent le roi à ce qui deviendra le supplice de Tantale : passer l'éternité dans le Tartare à souffrir un triple supplice. Dans l'Odyssée, Homère raconte qu'il est placé au milieu d'un fleuve et sous des arbres fruitiers, mais le cours du fleuve s'assèche quand il se penche pour en boire, et le vent éloigne les branches de l'arbre quand il tend la main pour en attraper les fruits. Au-dessus de sa tête se tient en équilibre un énorme rocher qui menace de tomber à tout moment. Une angoisse mortelle étreint sans cesse sa gorge constituant ainsi le troisième supplice.

[viii] Le rondeau classique tel que codifié par Clément Marot peut être composé selon trois structures à treize vers (plus deux refrains qui ne compte pas pour un vers) : quintil/tercet/quintil. Une variante de la forme quatrain/distique/quatrain se rencontre aussi parfois. Dans les deux cas, le refrain ou « rentrement », formé de l'hémistiche du tout premier vers, est donc répété à la fin de la deuxième et de la troisième strophe sans entretenir de rime avec les vers précédents ; on parle de « clausule ». La forme générale du rondeau est donc : aabba aab (+ clausule) aabba (+ clausule). Exemple :

 

             Rondeau de printemps

 

Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
Et s'est vêtu de broderie,
De soleil luisant, clair et beau.

 

Il n'y a bête ni oiseau
Qu'en son jargon ne chante ou crie :
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie.

 

Rivière, fontaine et ruisseau
Portent en livrée jolie
Gouttes d'argent, d'orfèvrerie;
Chacun s'habille de nouveau:
Le temps a laissé son manteau.

 

            René Charles d'Orléans

 

[ix] Vieille forme de la particule or : « dès maintenant ».

[x] L’amour courtois (aussi appelé la fol'amor ou fin'amor) est la façon réglementée de se comporter en présence d’une femme de qualité, dont on retrouve des traces au Moyen Âge dans la poésie et la littérature.

La tradition de l'amour courtois a été florissante dans l'Europe médiévale, notamment en Occitanie et dans le Nord de la France à partir du XIIe siècle grâce à l'influence de protectrices comme Aliénor d'Aquitaine et Marie de France, la comtesse de Champagne et mécène de Chrétien de Troyes (cf. Lancelot ou le Chevalier de la charrette).

L'amour courtois trouverait, à en croire certains, ses origines au Levant et dans la littérature arabo-andalouse (Abbassa, 2008). En effet, un des précurseurs de l'amour courtois des troubadours est Guillaume IX de Poitiers, duc d'Aquitaine (1071-1127) et grand-père d'Aliénor d'Aquitaine. Son activité poétique naquit après la croisade qu'il mena en Orient et son séjour à Antioche (1101-1102). Il est le premier troubadour et le premier poète à écrire en langue d'oc la poésie lyrique inspirée aussi des poètes arabo-andalous. Henri-Irénée Marrou (Les troubadours, Paris, Seuil, 1971) s'est cependant opposé à cette thèse, autant qu'à celle de l'origine cathare d'ailleurs. L'influence de la prosodie sacrée de l'Église semble en effet attestée par la métrique. Mais, de façon plus générale, la recherche des origines, pour utile qu'elle soit, risque de faire perdre de vue l'originalité du phénomène qui émerge alors.

[xi] Dans la mythologie grecque, Mentor est le précepteur de Télémaque et l'ami d'Ulysse. Par assimilation, un mentor est un conseiller auquel on fait entière confiance. Dante fait également appel à lui dans la Divine Comédie.

[xii] On pense ici à la seconde Epître de Saint-Paul aux Corinthiens, 7-10 : « Et pour que je ne sois pas enflé d'orgueil, à cause de l'excellence de ces révélations, il m'a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me souffleter et m'empêcher de m'enorgueillir. Trois fois j'ai prié le Seigneur de l'éloigner de moi, et il m'a dit: Ma grâce te suffit, car ma puissance s'accomplit dans la faiblesse. Je me glorifierai donc bien plus volontiers de mes faiblesses, afin que la puissance de Christ repose sur moi. C'est pourquoi je me plais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les calamités, dans les persécutions, dans les détresses, pour Christ; car, quand je suis faible, c'est alors que je suis fort. »

[xiii] Voir la note ci-dessus.